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Actions en indemnisation de pratiques anticoncurrentielles : quelle application temporelle des présomptions de la directive 2014/24/UE ?

La directive 2014/24/UE du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts faisant suite à des pratiques anticoncurrentielles (dite « directive dommages ») instaure un certain nombre de présomptions. La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 28 juin 2023, fournit un guide des règles relatives à l’application temporelle de ces présomptions, transposées en droit français aux articles L.481-2, L. 481-7 et L. 481-4 du Code de commerce.

Un débat qui se cristallise, comme souvent en matière de private enforcement, autour de l’application dans le temps des dispositions de la directive dommages.

L’arrêt de la Cour d’appel s’inscrit dans le cadre de la condamnation de la société Forbo Sarlino (« Forbo ») par l’Autorité de la concurrence (l’« Autorité ») dans sa décision n°17-D-20 du 18 octobre 20171. Dans cette affaire d’entente, les entreprises Forbo, Gerflor, Tarkett et le SFEC (Syndicat Français des Enducteurs Calandreurs et Fabricants de Revêtements de Sols et Murs) avaient été sanctionnés pour trois pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre sur le marché français des revêtements de sols résilients : la fixation de prix de revente minimums de 2001 à 2011, des échanges de données confidentielles entre concurrents de 1990 à 2013 et la mise en place d’un accord de non-concurrence être concurrents sur leur communication environnementale entre 2002 et 2011. Le groupe Forbo avait ainsi écopé d’une amende de 75 millions d’euros, le total des amendes imposées par l’Autorité s’élevant à 302 millions d’euros.

À la suite de la publication de cette décision, 28 entreprises offrant des services de travaux de revêtements de sol avaient assigné Forbo devant le tribunal de commerce de Lille Métropole, en réparation du préjudice qu’elles prétendaient avoir subi du fait de l’entente, résultant de « l’excédent de facturation illicite » qui les aurait empêché d’obtenir des prix plus favorables lorsqu’elles s’approvisionnaient auprès de Forbo et d’un préjudice moral. Néanmoins, le 29 avril 2021, le tribunal de commerce de Lille Métropole a débouté les demanderesses de l’ensemble de leurs demandes, une décision qu’elles ont décidée2 de contester devant la Cour d’appel de Paris, seule compétente pour traiter des recours contre les décisions rendues par les juridictions de première instance spécialisées pour connaître du private enforcement du droit de la concurrence3.

Devant la Cour d’appel, les sociétés appelantes soutenaient qu’un certain nombre de présomptions prévues par la directive dommages et visant à supprimer des obstacles pratiques à l’indemnisation des victimes de pratiques anticoncurrentielles, s’appliquaient : la présomption irréfragable qu’une pratique anticoncurrentielle constatée par une décision devenue définitive de l’Autorité constitue une faute4, la présomption simple qu’une entente entre concurrents cause un préjudice5 (et qu’il existe un lien de causalité entre l’entente et le préjudice) et la présomption simple de non-répercussion du surcoût par l’acheteur direct ou indirect à ses clients6 (une présomption particulièrement difficile à renverser si le défendeur n’a pas accès à la documentation du demandeur).

La Cour d’appel, reprenant la méthodologie fournie par la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») dans l’affaire Volvo DAF Trucks7, s’attache d’abord à déterminer la nature substantielle ou procédurale de la règle en cause, puis précise, selon le cas, la date à compter de laquelle ces présomptions trouvent à s’appliquer.

Distinction entre règles substantielles et procédurales

La détermination de la nature « substantielle » ou « procédurale » d’une disposition revêt une importance majeure au regard de l’article 22 de la directive dommages. En effet, la directive interdit qu’une réglementation nationale transposant les dispositions substantielles soit appliquée rétroactivement, c’est-à-dire antérieurement à la date d’entrée en vigueur du nouveau droit national (soit au plus tard le 28 décembre 2016, date limite fixée par la directive). En revanche, les dispositions nationales transposant les règles procédurales s’appliquent aux instances introduites à compter de la date d’entrée en vigueur de la directive, soit le 26 décembre 2014.

La directive ne précise pas pour autant la nature substantielle ou procédurale des règles qu’elle instaure. La CJUE est donc venue préciser que les règles « étroitement liée[s] à la naissance, à l’engagement et à l’étendue de la responsabilité civile extracontractuelle » et n’ayant pas « une finalité purement probatoire »8 constituent des règles de fond qualifiées de substantielles. A l’instar de la CJUE, la Cour d’appel considère qu’une règle substantielle est une disposition n’ayant « pas une pure finalité probatoire mais affectant directement la situation juridique de la victime ».

En application de ces principes, la Cour d’appel considère que les trois présomptions précitées constituent des dispositions substantielles. Ainsi, même si elles sont plus favorables aux victimes, ces présomptions sont soumises à une application stricte du principe de non-rétroactivité, auquel il n’est pas question de déroger à la lumière du principe d’effectivité ou des nouvelles règles posées par la directive dommages.

Application temporelle des présomptions substantielles : à quelle date se référer ?

Il s’agit de l’apport essentiel de l’arrêt de la Cour d’appel : la date d’entrée en vigueur des règles substantielles étant établie au plus tard au 28 décembre 2016, il restait à déterminer si la date à prendre en compte pour l’application de ces présomptions était celle de la condamnation définitive de l’auteur de l’infraction ou celle à laquelle la pratique avait été commise.

S’agissant de la présomption irréfragable de faute, la Cour d’appel rappelle la conclusion de l’arrêt Repsol9 dans lequel la CJUE a retenu qu’au regard de la « nature et du fonctionnement » de cette présomption, il faut se référer à la date à laquelle la décision de l’autorité de concurrence nationale est devenue définitive. Pour les présomptions de préjudice causé par l’entente et de non-répercussion des surcoûts, la date à prendre en compte reste logiquement celle à laquelle la pratique a été commise.

En l’espèce, la décision de l’Autorité étant devenue définitive le 18 octobre 2017, soit postérieurement au 28 décembre 2016, la présomption de faute avait vocation à bénéficier aux sociétés appelantes.

En revanche, les sociétés appelantes ne pouvaient pas se reposer sur la présomption de préjudice, les pratiques ayant été commises de 2001 à 2011, soit antérieurement au 28 décembre 2016. Sur ce point, elles pouvaient néanmoins, comme l’a fait la Cour d’appel, s’appuyer sur les constatations de l’Autorité dans sa décision pour établir l’existence d’un préjudice et d’un lien de causalité avec l’entente, de sorte que le jugement de première instance est infirmé sur ce point.

Quant à la quantification du préjudice, la Cour considère ne pas disposer de suffisamment d’éléments pour statuer sur les demandes des appelantes et ordonne une expertise. Elle n’aborde pas pour autant la question de la démonstration de la répercussion éventuelle des surcoûts, alors que l’expert ne sera pas appelé à trancher des questions de droit. Pour autant, les sociétés appelantes ne devraient pouvoir bénéficier d’aucune présomption puisque les pratiques ont été commises avant le 28 décembre 2016.

*Article publié le 27 septembre 2023 dans Option Droit & Affaires (disponible en ligne ici).

 

1. Décision 17-D-20 du 18 octobre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des revêtements de sols résilients

2. Par suite de 2 absorptions, 26 entreprises ont interjeté appel.

3. Il s’agit des juridictions civiles et commerciales de Bordeaux, Fort-de-France, Lille, Lyon, Marseille, Nancy, Paris et Rennes.

4. Article L.481-2 du code de commerce.

5. Article L. 481-7 du code de commerce.

6. Article L.481-4 du code de commerce.

7. CJUE, 22 juin 2022, Volvo AB et DAF Trucks NV contre RM, C-267/20.

8. Ibid, pt. 92 et 96.

9. CJUE, 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Petroliferos, C-25/21.