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Nouveau rebondissement dans l’affaire Illumina/GRAIL : Acquéreur et Cible sanctionnés pour gun jumping

Le 12 juillet 2023, la Commission européenne (la Commission) a annoncé avoir sanctionné Illumina à hauteur de 432 millions d’euros ainsi que GRAIL, la cible, à une amende symbolique de 1 000 euros pour gun jumping. L’affaire Illumina/GRAIL pourrait bien être surnommée « l’affaire des premières fois » tant elle est l’occasion, pour la Commission, d’utiliser tout l’arsenal qui est à sa disposition pour sanctionner le non-respect des règles procédurales du contrôle des concentrations.  

Résumé

  • La Commission a pour la première fois sanctionné une entreprise cible pour gun jumping, en retenant son rôle actif dans la commission de l’infraction. Les entreprises cibles sciemment impliquées dans une infraction pourraient se voir infliger, à l’avenir, des sanctions beaucoup plus lourdes que l’amende symbolique de 1 000 euros dont il est question ici.
  • L’acquéreur est également sanctionné à hauteur de 10% de son chiffre d’affaires mondial, à savoir le plafond maximum légal autorisé en matière de sanctions, en raison notamment du caractère délibéré et grave du manquement. La Commission retient en particulier qu’Illumina a stratégiquement « pondéré » le risque de se voir imposer une amende pour gun jumping avec le risque de devoir payer une forte indemnité de rupture si elle ne reprenait pas GRAIL (à hauteur de 300 millions de dollars). Ce signal fort envoyé par la Commission pourrait contraindre les parties aux opérations de concentration à traiter les indemnités de rupture avec plus de prudence à l’avenir.

Historique : le projet d’acquisition par Illumina de GRAIL

L’acquisition par Illumina de GRAIL est décidément l’occasion d’un nombre conséquent de « premières fois » pour la Commission. 

Comme nous l’annoncions dans notre alerte de novembre 2021, il s’agit de la première affaire dans laquelle la Commission a mis en œuvre sa nouvelle doctrine visant, sur le fondement de l’article 22 du Règlement n°139/2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (ci-après, le Règlement), à encourager les autorités nationales de concurrence (les ANC) à lui renvoyer l’examen de concentrations qui n’entrent pas dans les seuils communautaires et qu’elles estiment néanmoins devoir être examinées au niveau de l’Union, « que ces autorités aient ou non le pouvoir de contrôler elles-mêmes la concentration ».

Après avoir accepté la demande de renvoi de l’autorité française (rapidement rejointe par pas moins de cinq autres autorités nationales) en avril 2021, puis ouvert une enquête approfondie en juillet 2021, la Commission a finalement interdit l’acquisition en septembre 2022. La Commission a en particulier retenu que l’acquisition aurait permis à Illumina d’évincer les concurrents de GRAIL, qui dépendent de la technologie d’Illumina, de l’accès à un intrant essentiel (les systèmes de séquençage de nouvelle génération) dont ils ont besoin pour mettre au point et commercialiser leurs propres tests.

Alors que l’examen de l’opération était toujours en cours, Illumina a annoncé avoir procédé à l’acquisition de GRAIL en août 2021. La Commission a, sans surprise, annoncé avoir ouvert une procédure d’enquête quelques jours après cette annonce, afin de déterminer si la décision d’Illumina constituait une violation de son obligation de suspension de l’opération pendant la procédure d’examen (standstill). 

Face à cette situation inédite, la Commission a dans un premier temps adopté une communication des griefs en septembre 2021 en vue de l’adoption de mesures provisoires visant à « prévenir les conséquences négatives potentiellement irréparables de l'opération sur la concurrence, ainsi qu'une possible intégration irréversible des parties à la concentration ». Après avoir entendu les parties, la Commission a finalement adopté en octobre 2021 un « package » de mesures provisoires, dont la bonne exécution est suivie de près par un mandataire agréé par la Commission (voir notre alerte). Ces mesures provisoires ont été renouvelées et ajustées en septembre 2022 afin de tenir compte de la décision d’interdiction de l’acquisition de la Commission. 

Une sanction pour gun jumping de 432 millions d’euros, dont 1 000 euros à destination de l’entreprise cible

Une amende à hauteur du plafond légal de 10% du chiffre d’affaires mondial imposée à l’acquéreur

C’est finalement un nouveau pas qu’a franchi la Commission ce 12 juillet 2023 en sanctionnant Illumina et GRAIL pour avoir « sciemment et délibérément violé l’obligation de suspension ». Le communiqué de la presse de la Commission retient en particulier que :

  • Illumina a stratégiquement « pondéré » le risque de se voir imposer une amende pour gun jumping avec le risque de devoir payer une forte indemnité de rupture si elle ne reprenait pas GRAIL (à hauteur de 300 millions de dollars) ;
  • Illumina a tenu compte des bénéfices qu’elle pouvait retirer de la réalisation anticipée de l’opération, même dans l’hypothèse où elle serait finalement contrainte de céder GRAIL ; et
  • Illumina a délibérément décidé de poursuivre et mener à son terme l’opération, alors que l’enquête de la Commission était toujours ouverte.

Tout en indiquant avoir pris en compte « en tant que circonstance atténuante, [l]es mesures adoptées par Illumina pour garder les entreprises séparées » (qui, on le rappelle, font suite aux mesures provisoires imposées, puis renouvelées, par la Commission), la Commission a sanctionné Illumina à hauteur de 432 millions d’euros, soit le maximum qu’elle pouvait imposer en application du plafond légal de 10% du chiffre d’affaires mondial d’Illumina. Le communiqué de presse suggère que la Commission avait initialement calculé un montant d’amende significativement supérieur à ce plafond. Il faudra toutefois attendre la publication de la décision pour en avoir le cœur net.

Il s’agit de la première décision où la Commission impose une amende à hauteur du maximum légal. Cette position est toutefois peu surprenante tant les communiqués de presse de la Commission dans cette affaire qualifient le comportement des parties comme constitutif d’un « manquement grave » aux diverses règles de l’Union.

« Il s'agit là d'une infraction très grave et sans précédent qui compromet le bon fonctionnement du système de contrôle des concentrations de l'UE. »

Communiqué de presse de la Commission du 12 juillet 2023

Bien que les amendes pour défaut de notification soient rares en pratique – on en dénombre cinq (5) depuis l’entrée en vigueur du Règlement, en 2004 – le montant des amendes est généralement très élevé afin d’être dissuasif. Le montant de l’amende dans cette affaire est toutefois presque quatre fois supérieur à l’amende prononcée à l’encontre d’Altice en 2018 (124,5 millions d’euros) pour défaut de notification et réalisation anticipée de l’acquisition de PT Portugal, amende qui ne représentait que 0,5 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise.

Une première sanction pour gun jumping imposée à une entreprise cible

La décision de la Commission est également novatrice en ce qu’elle impose pour la première fois un amende – certes, symbolique –à l’encontre d’une entreprise cible. La Commission retient le « rôle actif » joué par la cible dans l’infraction, dès lors qu’elle a adopté les « mesures juridiques requises » pour permettre la réalisation de l’opération en connaissance de cause. 

Nul doute qu’à l’avenir la Commission portera une attention spécifique au rôle joué par l’entreprise cible dans le cadre de ses enquêtes pour défaut de notification et/ou réalisation anticipée de la concentration. Les entreprises cibles sciemment impliquées dans une infraction pourraient se voir infliger des sanctions beaucoup plus lourdes que l’amende symbolique dont il est question ici.

La saga continue

Illumina a annoncé contester la décision de sanction devant les juridictions européennes. D’autres appels sont toujours en cours, notamment à l’encontre des décisions d’interdiction et de mesures provisoires de la Commission. La Cour de justice de l’Union devra par ailleurs statuer sur l’appel interjeté à l’encontre de l’arrêt du Tribunal ayant confirmé les décisions de la Commission acceptant la requête de renvoi de l’acquisition de la France, à laquelle se sont joints d’autres Etats membres. Si la Cour de justice confirme le jugement du Tribunal, l’appel interjeté par Illumina contre la décision de sanction portera vraisemblablement en grande partie sur la proportionnalité de l’amende.

L’arrêt de la Cour de justice impactera également le futur de l’entité issue de la concentration, la Commission ayant adopté en décembre 2022 une communication des griefs exposant les mesures qu’elle entend adopter aux fins de dénouer l’acquisition, suite à sa décision d’interdiction. La Commission a en particulier identifié des mesures de cessions et des mesures provisoires applicables jusqu’à ce qu’Illumina ait dissous la concentration.

Nul doute que ces développements judiciaires à venir seront eux-mêmes porteurs de bon nombre d’enseignements.