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Action en réparation à la suite de pratiques anticoncurrentielles: preuve de la répercussion du surcoût

La cour d’appel de Paris persiste à exiger de la victime d’une pratique anticoncurrentielle qu’elle prouve l’absence de répercussion du surcoût lorsqu’elle agit en réparation sur le fondement du droit commun. Florence Ninane et Roxane Hicheri exposent le contenu de cette décision et s’interrogent sur sa portée.

Le 5 janvier 2022, la cour d’appel de Paris s’est prononcée sur une demande de dommages-intérêts formulée par le distributeur Carrefour à l’encontre de son fournisseur Vania, à la suite de la condamnation de celui-ci pour pratiques anticoncurrentielles (CA Paris 5-1-2022 n° 19/22293). L’occasion pour la juridiction d’appel de confirmer sa position quant à la preuve du préjudice à raison du surcoût généré par de telles pratiques.

L’action « en follow-on » initiée par Carrefour

Condamnation de la société Vania pour participation à une entente anticoncurrentielle

En 2014, à l’issue d’une procédure amorcée par des demandes de clémence des sociétés Colgate-Palmolive et Henkel qui avaient révélé les faits, l’Autorité de la concurrence a sanctionné deux ententes entre fabricants de produits d’hygiène et d’entretien ayant consisté entre 2003 et 2006, pour chacun des marchés concernés, à coordonner leur politique commerciale auprès de la grande distribution (Aut. conc. 18-12-2014 n  14-D-19). Le contexte juridique des faits était le suivant. Les relations commerciales entre les fournisseurs et les distributeurs étaient régies par la loi « Galland » qui avait fixé le seuil de revente à perte au niveau du prix net facturé par le fournisseur, ce qui avait conduit à une augmentation des prix en limitant la concurrence entre les distributeurs. Pour y remédier et faire baisser les prix de vente aux consommateurs, les pouvoirs publics avaient cherché à modifier ce cadre juridique, notamment par la circulaire Dutreil du 16 mai 2003 et l’accord Sarkozy dit « Engagement pour une baisse durable des prix à la consommation » du 17 juin 2004. Face à cette nouvelle donne, les fournisseurs de la grande distribution en produits d’hygiène et d’entretien s’étaient concertés sur leur politique commerciale à l’égard de leurs distributeurs.

Le montant total des sanctions infligées par l’Autorité s’est élevé à la somme de 605 977 000 €, soit l’une des sanctions les plus importantes jamais prononcées par elle à cette époque. Vania, fournisseur de produits d’hygiène féminine, figurait au nombre des entreprises sanctionnées, au titre de sa participation à l’entente dans le secteur de l’hygiène. Elle a écopé d’une amende de 45 034 000 €. 

Action en réparation de Carrefour contre Vania

L’histoire aurait pu s’arrêter là pour le fabricant de produits d’hygiène féminine. Mais l’on sait, depuis plus de vingt ans désormais, que la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles peut entraîner des répercussions financières au-delà de l’amende imposée par l’Autorité. En effet, dans un arrêt très remarqué du 20 septembre 2001, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a consacré le droit pour toute personne de demander réparation du préjudice que lui aurait causé un comportement susceptible de restreindre ou fausser le jeu de la concurrence devant les juridictions nationales de droit commun (CJCE 20-9-2001 aff. 453/99, Courage c/ Crehan : RJDA 1/02 n° 104). Ce type de contentieux, qui relève de la sphère privée dite de « private enforcement » (par opposition au « public enforcement », mis en œuvre par l’administration publique) a connu depuis un essor considérable, même si un grand nombre des actions qui opposent les partenaires commerciaux se résout par voie de transaction plutôt que devant les tribunaux.

C’est dans ce contexte que, le 23 janvier 2017, Carrefour a assigné Vania en réparation des dommages qu’il prétendait avoir subis du fait de la participation de son fournisseur à l’entente anticoncurrentielle. Il affirmait avoir été privé de négociations commerciales équitables en ayant acheté des produits, durant toute la durée de participation de Vania aux pratiques, à des prix supérieurs à ceux qu’il aurait pu obtenir dans un cadre concurrentiel, du fait de la diminution des marges arrière obtenues.

En première instance, le tribunal de commerce de Paris a fait droit à la demande de Carrefour, évaluant à la somme de 2 millions d’euros le préjudice à réparer à titre de dommages et intérêts, outre les intérêts au taux légal (T. com. Paris 4-11-2019 n° 2017013952). Cette décision est infirmée par la cour d’appel de Paris.

Preuve à rapporter par l’entreprise qui se prétend victime de pratiques anticoncurrentielles

Régime probatoire applicable au litige : application dans le temps du régime issu de la directive 2014/104/UE

Il faut revenir sur le contexte particulier de la coexistence de deux régimes radicalement différents en matière d’actions en réparation consécutives à des pratiques anticoncurrentielles : d’une part, le régime de droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle, et, d’autre part, le régime spécialement applicable aux actions de « private enforcement », introduit aux articles L 481-1 et suivants du Code de commerce par l’ordonnance 2017-303 du 9 mars 2017 transposant en droit français la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014.

Le nouvel article L 481-7 prévoit une présomption simple selon laquelle les infractions commises dans le cadre d’une entente causent un préjudice, tandis que le nouvel article L 481-4 ajoute que la victime est présumée ne pas l’avoir répercuté sur ses propres clients. De quoi alléger la tâche du demandeur en comparaison avec le régime classique issu de l’article 1240 du Code civil.

La cour d’appel considère que la présomption en faveur de la victime instaurée par le nouvel article L 481-7 n’a pas une finalité purement probatoire mais est, au contraire, « directement liée à l’attribution de la responsabilité́ civile extracontractuelle à l’auteur de l’infraction concernée et, en conséquence, affecte directement sa situation juridique ». Elle en conclut que ces dispositions ont un caractère substantiel et ne peuvent donc, en application de l’article 22 de la directive 2014/104/UE (relatif à l’application temporelle des dispositions transposées en droit national), s’appliquer rétroactivement aux infractions commises avant l’entrée en vigueur de la norme nationale de transposition. En outre, s’agissant du nouvel article L 481-4, bien que la cour n’ait pas formellement procédé à un examen similaire, elle semble avoir retenu une solution identique, en s’abstenant d’appliquer ces dispositions au litige en cours. Au cas d’espèce, la charge de la preuve d’un préjudice direct, certain et actuel pesait donc entièrement sur le demandeur à l’action indemnitaire, c’est-à-dire Carrefour, selon les règles de l’article 1240 du Code civil.

La solution ne surprend guère au vu de la jurisprudence récente : la cour s’était déjà prononcée dans ce sens aux termes d’un arrêt particulièrement clair, rendu quelques semaines plus tôt dans le sillage du cartel des produits laitiers (CA Paris 24-11-2021 n° 20/04265), même s’il faut noter qu’une solution divergente avait été retenue un peu plus tôt (CA Paris 9-6-2021 n° 17/19208). En tout état de cause, elle emporte conviction dès lors que la preuve de la responsabilité d’un préjudice constitue un élément de substance dans la résolution des actions en dommages et intérêts.

Evaluation du préjudice et répercussion du surcoût

S’agissant de la démonstration et de l’évaluation du préjudice subi par Carrefour, la cour adopte de manière classique un raisonnement en deux temps. Après avoir recherché l’existence d’un préjudice de diminution des marges arrière du distributeur directement liée à l’entente sanctionnée, la juridiction s’attache à vérifier que ce préjudice n’a pas été répercuté par Carrefour, en tout ou partie, à travers la hausse des prix de revente aux consommateurs.

La première étape de la démonstration ne pose pas de difficulté particulière. En présence d’une décision de l’Autorité ayant retenu la participation de Vania à une entente anticoncurrentielle portant sur les prix pratiqués à l’égard des distributeurs, la Cour considère qu’il existe un faisceau d’indices permettant d’établir à suffisance de droit l’existence d’un lien direct entre la perte de marge arrière de Carrefour et l’entente sanctionnée.

La seconde étape fait l’objet d’un développement qui, sans être inédit, apporte un éclairage bienvenu sur une question épineuse du « private enforcement ».

Il faut ici rappeler, à titre liminaire, que la théorie de la répercussion du surcoût (ou « passing-on defence ») constitue un moyen de défense très fréquemment invoqué par les auteurs de pratiques anticoncurrentielles : si le surcoût est répercuté aux consommateurs, alors le distributeur ne peut plus se prévaloir d’un préjudice indemnisable. Cette théorie ne faisait l’objet d’aucun encadrement réglementaire avant la directive 2014/104/UE précitée. Ce vide juridique a conduit les juges à prendre position sur le sujet, et notamment sur la question délicate de la charge de la preuve d’une telle répercussion.

C’est dans le cadre de l’affaire « Doux aliments » que la Cour de cassation s’est, pour la première fois, penchée sur le sujet en rendant en 2010 un arrêt très commenté par lequel elle a censuré un arrêt de la cour d’appel de Paris au motif que les juges du fond n’avaient pas recherché, avant de faire droit à la demande d’indemnisation du demandeur, si celui-ci avait répercuté son préjudice sur ses clients (Cass. com. 15-6-2010 n° 09-15.816 F-D : RJDA 4/11 n° 349). La position de la Cour de cassation a par la suite été affinée en 2012, par un arrêt rendu à la suite du même cartel de la lysine. Dans cette affaire, la Cour suprême avait précisé qu’il appartenait au demandeur de prouver qu’il n’avait pas répercuté son surcoût, dans la mesure où une telle répercussion constituait la pratique « habituelle et normale » du marché (Cass. com. 15-5-2012 n° 11-18.495 F-D).

L’arrêt commenté confirme cette seconde solution.

La cour d’appel considère que la répercussion du manque à gagner de marges arrière subi par Carrefour sur ses prix de revente aux consommateurs était possible et constituait, de surcroît, une pratique commerciale « habituelle et normale » dans le secteur de la grande distribution. Elle s’appuie principalement sur l’arsenal législatif et règlementaire, qui ne contient aucune disposition de nature à limiter la hausse des prix de revente pratiqués par les distributeurs. Si la loi dite « Galland » du 3 juillet 1996 a fixé le seuil de revente à perte au niveau du prix net facturé par le fournisseur et que le distributeur ne peut pas légalement revendre en dessous de ce prix plancher, il n’est en revanche tenu par aucun prix plafond et aurait pu ainsi dégager une marge avant. Quant aux différents dispositifs prévus par l’administration pour inciter les distributeurs à une baisse des prix de revente aux consommateurs (n° 2), la cour estime qu’ils n’ont en réalité pas eu « le plein effet escompté », de sorte que le contexte législatif et réglementaire ne permettait pas de conclure que toute répercussion du manque à gagner sur les prix de vente aux consommateurs était impossible.

Dans ces conditions, il appartenait à Carrefour, qui s’estimait victime des pratiques anticoncurrentielles, de prouver qu’elle n’avait pas procédé à la répercussion de son surcoût sur ses prix de revente aux consommateurs.

Preuve de non-répercussion du surcoût

Reste alors à déterminer par quels moyens une victime de pratiques anticoncurrentielles peut prouver qu’elle n’a pas répercuté son préjudice sur ses clients sous l’empire du régime antérieur à l’entrée en vigueur de l’ordonnance de transposition de la directive 2014/104/UE.

Au cas d’espèce, le distributeur Carrefour faisait valoir qu’il ne disposait plus des données de marges arrière appliquées à l’époque des pratiques, du fait de l’expiration du délai de 10 ans imposé par la loi pour la conservation des documents comptables (C. com. art. L 123-22).

Pour pallier cette absence de données, Carrefour avait produit une étude économique réalisée pour son compte par un cabinet spécialisé. Celle-ci retenait une approche contrefactuelle, comparant les marges arrière réalisées durant la période de l’entente avec les marges arrières pratiquées pour les mêmes produits durant une période de référence non affectée par l’entente, soit l’année 2007. Insuffisant pour la cour d’appel, qui estime qu’aucun des éléments de ce rapport ne permet d’exclure la répercussion du surcoût.

Ce standard de preuve peut paraître excessivement sévère pour le demandeur. Carrefour n’avait d’ailleurs pas manqué d’anticiper cet argument, en saisissant la cour d’appel d’une demande de transmission de question préjudicielle à la CJUE formulée en ces termes : « Le fait d’exiger que la victime d’une entente ne puisse obtenir réparation du préjudice qui en découle que si elle rapporte la preuve comptable qu’elle n’a pas répercuté le manque à gagner sur le consommateur, alors que la victime n’est pas en mesure de fournir une telle preuve, est-il contraire à l’article 101 TFUE et à son principe d’effectivité ? »

Rappelons en effet qu’en vertu du principe d’effectivité du droit européen de la concurrence, le juge national est tenu de s’assurer que la norme nationale applicable n’empêche pas la bonne mise en œuvre des dispositions européennes qui trouvent aussi à s’appliquer au litige. Or, pour Carrefour, l’application des règles de droit commun en matière de preuve de répercussion du surcoût rendent la tâche du demandeur excessivement difficile, de sorte que l’exercice du droit à réparation du préjudice causé par des pratiques anticoncurrentielles est pratiquement impossible.

La cour d’appel considère néanmoins que la question ne soulève aucune difficulté sérieuse, dans la mesure où la preuve de la non-répercussion du surcoût peut être rapportée par d’autres moyens que par le biais de documents comptables. Elle n’est donc, selon la cour d’appel, ni impossible ni excessivement difficile à rapporter. La demande de question préjudicielle est ainsi rejetée.

À cet égard, on note que la cour d’appel de Paris avait déjà estimé inutile d’interroger la CJUE sur la compatibilité des principes d’équivalence et d’effectivité du droit européen avec la jurisprudence établie de la Cour de cassation qui fait peser la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts sur la victime. En effet, suite à l’arrêt de la Cour de cassation du 15 juin 2010 dans l’affaire « Doux aliments » précitée, les demanderesses avaient formulé une question préjudicielle similaire devant la cour d’appel de renvoi. Cependant, la cour d’appel avait considéré que la preuve du préjudice « peut être rapportée par la démonstration que la hausse abusive n'a pas été reportée sur le prix ou que cette répercussion ne pouvait être faite ; qu'ainsi la preuve exigée des sociétés Doux n'est ni impossible, ni excessivement difficile. (…) en conséquence (…)  les conditions d'équivalence et d'effectivité sont parfaitement remplies et (…) il y a lieu de rejeter la demande des sociétés Doux tendant à poser une question préjudicielle » (CA Paris 27-2-2014 n° 10/18285).

Quelle est la portée de cette décision?

La solution retenue par la cour, quoique particulièrement exigeante pour le demandeur, s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence antérieure. Pour autant, doit-on considérer que les juridictions adopteront un raisonnement identique dans toutes les affaires de « private enforcement » à venir ?

S’agissant de la charge de la preuve de la répercussion du surcoût, le doute est permis : si la cour a, en l’espèce, considéré que le contexte législatif et réglementaire était propice à la normalisation de cette répercussion sur les consommateurs, il ne nous semble pas exclu qu’une solution opposée puisse être retenue dans d’autres secteurs soumis à un contexte législatif et réglementaire différent, où la répercussion du surcoût aux consommateurs ne serait pas la norme. Par ailleurs, même dans le secteur de la grande distribution, il convient de noter que la solution rendue par la cour se fonde sur l’arsenal juridique en place à la période de mise en œuvre des pratiques, il y a plus de 15 ans.  Pour toutes les affaires futures relevant du champ temporel des nouveaux articles L 481-4 et L 481-7 du Code de commerce, les demandeurs bénéficieront d’une double présomption (de préjudice et de non-répercussion du surcoût) qu’il incombera désormais au défendeur de renverser : ce dernier n’ayant pas accès aux documents comptables du distributeur, on peut d’ores et déjà s’attendre à un contentieux important de l’accès aux pièces… à supposer bien sûr que le délai légal de conservation de ces pièces ne soit pas expiré. Au regard de la longueur des procédures en matière de pratiques anticoncurrentielles, ce cas de figure pourrait être tout sauf théorique.

*Article publié dans le numéro du 7 avril 2022 du Bulletin Rapide Droit des Affaires.